Démence : expressions paradoxales des demandes en fin de vie

Thérapies

Les déments oublient tout, mais ils n’oublient jamais qu’ils vont mourir un jour. Et si chez eux, la pensée ne parvient pas à se dire, la peur de la mort est ce qu’ils parviennent à communiquer le mieux, quelle que soit l’expression utilisée. 

C’est le grand paradoxe de la démence, l’unique peut-être, celui qui englobe et résume tous les autres. Albert CAMUS a écrit :  » De tous les animaux, l’homme est le seul à savoir qu’il va mourir un jour « . Si c’est cette connaissance qui nous confère la part essentielle de notre humanité, et bien les déments sont les plus humains des humains. 

Leurs propos dits paradoxaux sont parfois d’une extrême lisibilité mise à jour, autre paradoxe, par une mémoire défaillante. L’oubli favorise l’expression des errances, revirements, contradictions de la pensée. Pensée dite « incohérente », mais qui n’est que le reflet de tous les flux émotionnels qui les traversent au cours d’une même journée, d’un même instant. 

Chacun de nous a déjà éprouvé ces allers et retours de la pensée et des affects au cours de situations un peu exceptionnelles, mais bien entendu nous ne les verbalisons pas, nous les gardons secrets par crainte d’être pris pour une personne insensée. 

Il nous faut être conscients de ce phénomène, de ces propos qui peuvent être rapidement contradictoires, et nous montrer particulièrement attentifs face aux demandes que le dément nous adresse à l’approche de sa mort. 

A l’approche de sa mort Louise demandait à son mari en le suppliant, en criant parfois  » Je t’en prie, tue-moi ! « . Il quittait le service désemparé, culpabilisé, se reprochant de ne pas savoir l’aider, et parfois même, de ne pas avoir le courage de répondre à sa supplique . Mais un instant plus tard elle interpellait l’équipe soignante et avec la même force, disait :  » J’ai peur de mourir, je veux voir un médecin ! ». (cette demande de mourir ou de ne pas mourir, s’adressait à tour de rôle, aussi bien à son mari qu’aux équipes). 

Cet exemple qui n’est pas unique nous apprend qu’il ne faut pas répondre trop vite à la demande d’une personne démente surtout lorsqu’il s’agit de propos lourdement chargés émotionnellement. Il nous faut savoir entendre, mais différer nos réponses. 

Alors, évidemment, il n’est pas question de satisfaire la demande de mort lorsqu’elle est émise, mais le patient dans d’autres domaines à forte connotation affective, peut effectivement exprimer des désirs contradictoires : j’aime je n’aime pas; je veux-je ne veux pas le voir; etc. 

Mais les demandes de « mise à mort » sont particulièrement redoutables car elles peuvent hanter longtemps la personne sollicitée, surtout si elle quitte le dément sur cette demande. Et pourtant comme je vous le disais, un peu plus tard, le patient peut affirmer avec la même conviction qu’il ne veut pas mourir. Mais dans ces cas, où l’on constate que la demande de vivre ou de mourir peut s’inverser rapidement, une constante persiste, c’est l’intensité du vécu de la proximité de la mort. 

Ces propos, en prise directe avec la mort ne représentent pas l’unique source des paradoxes du dément. 

J’ai souvent observé que l’approche de la mort semble libérer ces patients de toute censure, censure qui va au-delà de ce que la désintégration mentale de la démence provoque habituellement. 

Cette part de lui-même que tout être humain garde plongée dans l’ombre, le dément l’exhibe en nous surprenant. Etonnement pour la famille et les soignants, proche parfois de la stupéfaction en découvrant si tardivement, à la fin de sa vie, des facettes totalement inconnues de sa personnalité (par ex. : violence, grossièreté avec propos scatologiques ou pires, capacité d’opposition musclée chez des femmes « soumises », révélations sur une vie intime réelle ou fantasmée, modification de la qualité des liens affectifs, avec préférences, rejets inhabituels…). 

Chez le dément en fin de vie, il existe des variations aussi, sur la relation à l’autre, qui devient objet d’amour ou de haine, mais, ne peut plus être à la fois bon et méchant, car la capacité d’ambivalence disparaît ; ce fonctionnement révèle qu’une ultime étape de la régression mentale est franchie, et peut provoquer des scissions au sein des équipes non averties. 

Ce sont les personnes âgées qui surinvestissent certains soignants, et qui rejettent les autres (On sait d’ailleurs que ce sont des situations qui peuvent là aussi s’inverser d’une façon inattendue, les gentils pouvant se transformer très vite en méchants, et inversement ). 

Le reflet de ce vécu est également perceptible dans la relation aux conjoints et/ou aux enfants. Jeanne, animée par une colère sans contenu, hurle et insulte sa fille avec un faciès grimaçant. Quelques minutes plus tard tout s’apaise, elle est détendue et lui sourit, retrouvant le chemin de la tendresse. 

Il y a aussi le cas, fréquent, des patients qui se mettent à crier d’une façon incessante peu de temps avant leur mort. (le cri du dément est un phénomène bien connu, mais ce type de manifestation qui s’installe brutalement et qui rompt avec le comportement antérieur du sujet, annonce souvent la mort prochaine ). 

Cet appel incompréhensible, rien ni personne ne parvient à le juguler, pas plus la présence d’un soignant que celle d’un parent qui avait jusque là une fonction apaisante. Cri incessant, angoissant et épuisant pour les équipes et les familles. 

Les uns et les autres peuvent mettre en place des attitudes défensives pour se protéger à la fois contre l’agressivité que peuvent susciter ces hurlements permanents et l’excès de souffrance engendré par ces messages complexes à déchiffrer mais annonciateurs de mort. Le risque est une forme de rejet (de mise à distance notamment), attitude protectrice pour eux, mais qui ne fait que renforcer l’angoisse sous-jacente du patient. 

Très proche de ces cris informulés, le mot « maman » scandé, répété est pour le dément en fin de vie un moyen pour calmer son angoisse en faisant appel à un objet intérieur sécurisant. 

Je citerai l’exemple de Marguerite, qui, peu de temps avant sa mort connaissait des moments d’angoisse aiguë. L’arrivée de ses enfants l’apaisait momentanément, mais malgré leur présence et leurs paroles chaleureuses l’angoisse resurgissait. Elle cherchait constamment quelqu’un du regard, quelqu’un qui n’arrivait pas. Un jour elle est arrivée à nommer le véritable objet de son désir : sa mère qu’elle se mit à appeler de façon incessante, seule ou en présence de ses proches. Ces derniers se faisaient plus présents pour tenter de la calmer, alors un jour elle s’est adressée à eux d’une façon adaptée et leur a dit : « Laissez-moi, je préfère être seule ». 

La famille a bien du mal à comprendre ce qui se joue ici, et se sent gommée par ce tête à tête avec l’instance maternelle. 

Cet exemple a été choisi à cause de sa fréquence, et de la dureté qu’il met en exergue. Dément en grande souffrance qui doit retrouver un objet sécurisant que la réalité ne lui apporte pas même si les proches sont chaleureux et présents. Le lien affectif avec eux n’est pas rompu, mais il est modifié par la présence des objets primaires, archaïques, avec la mère qui réapparaît dans sa toute puissance consolatrice. 

Ainsi, le signifié qui seul persiste à travers les arcanes de l’affectivité du dément est le vocable « maman », si fréquemment prononcé, chuchoté, imploré chez le dément qui s’approche de la mort. 

La prégnance de la mère est particulièrement visible dans le langage des personnes âgées nées dans un autre pays et qui dans ces moments de grande solitude et de grande régression retrouvent « la langue maternelle ». Avant de mourir, besoin de retrouver ses origines, là d’où l’on vient, retrouver le contact avec cette mère qui nous a appris à formuler les premiers mots, ces mots qu’il faut prononcer pour la retrouver puisqu’elle seule a le pouvoir de rassurer. 

Mais pour certaines familles qui n’avaient jamais entendu leur parent s’exprimer dans cette langue, la perplexité est grande et là encore elles peuvent se sentir secondarisées, voire exclues de ce dialogue. Contraste entre cette langue « étrangère », donc étrange pour la famille, et langue « maternelle », redevenue familère pour la personne âgée. 

Mais que le mot « Maman » soit formulé en italien, en anglais, en arabe ou en français, « Maman » est avant tout le signifiant qui parle de l’objet le plus archaïque de notre attachement. Dans  » La Vieillesse « , Charlotte HERFRAY écrit : « Avant d’être une image de mère, celle-ci était une chaleur, une odeur, une voix. Maman est le signifiant qui correspond à cette chose des origines ». 

Les soignants connaissent bien cet appel prononcé inlassablement par les déments en fin de vie, et surtout peut-être par les « grands déments » (comme l’on dit) qui transgressent les lois scientifiques de la démence en démontrant que ce mot, cette mère archaïque est inscrite dans notre souvenir pour toujours. 

Charlotte HERFRAY écrit d’une façon très poétique : « la langue maternelle, métaphore de la mère et des eaux dont nous sommes issus, traverse les brumes de la souvenance « . 

Ces questionnements sur le dément ne s’achèvent pas avec sa vie. Le moment de survenue de sa mort semble au contraire les renforcer. 

Les infirmières, les aide-soignantes connaissent bien ces fins de vie qui surprennent en se produisant à un moment « inopiné ». Elles pourraient vous citer des exemples multiples et surprenants, tel celui de Mme B. dont l’efficience intellectuelle était très altérée. Son agonie a duré des mois : elle est décédée peu de temps après Noël, après avoir revu son petit-fils auquel elle était très attachée qui faisait des études à l’étranger et qui ne revenait qu’au moment des fêtes. 

Il y a aussi les personnes âgées qui meurent pendant une très courte absence des membres de leur famille. 

Pierrette Fleutiaux, a écrit sur la mort de sa mère, un très beau livre qui s’appelle : « Des phrases courtes ma chérie » (Actes Sud). Dans ce texte elle dit qu’elle ne s’éloignait du chevet de sa mère démente et mourante que pendant de brefs instants, et c’est pendant un de ces instants que sa mère est morte. L’écrivain, pudiquement ne commente pas l’évènement. 

Puis je me permettre de le faire à sa place ? 

Serait-ce une décision de la malade pour ne pas imposer à sa fille l’image du dernier soupir ? ( pour la protéger en quelque sorte? ). Ou bien, dans les tréfonds de son vécu, peut-être a-t-elle eu peur que le désir de vivre que sa fille lui insufflait en permanence l’oblige à lutter de nouveau ? 

Comment qualifier ces réflexions qui surgissent après la mort de nos patients et de nos proches ? Interprétations abusives des soignants ou fictions de familles endeuillées ? Renée Sebag-Lanoe écrit que l’heure de la mort est probablement déterminée par un « consentement secret », que Charlotte Herfray nomme « un acquiescement » tandis que d’autres parlent de « lâcher prise ». (La mort des personnes âgées non démentes suscite moins ce type d’interprétations car jusqu’au bout elles peuvent verbaliser leur vécu, mieux exprimer leurs souhaits ). 

Il me semble que ces paradoxes du dément en fin de vie sont souvent le reflet de nos propres paradoxes. Face à sa souffrance (être angoissé par l’approche de la mort et ne pas pouvoir le verbaliser par exemple) nous sommes soumis à une véritable « confusion des sentiments ». Souhaits de mort, pour qu’il ne souffre plus et qu’il ne nous fasse plus souffrir, mais incapacité à admettre sa disparition définitive.

Dr Jacqueline ZINETTI 
Psychiatre 
Chef du Service de Psychogériatrie 
Hôpital BRETONNEAU Paris